Quelle parole chrétienne pour une société indifférente ? Conférence du 4 décembre 2023
Pour le lancement de son cycle de conférences « Spiritualité, religion et société », la Fondation Saint Matthieu a eu la chance d’entendre Pierre Manent, directeur d’études émérite à l’EHESS.
Une parole authentiquement chrétienne est-elle audible aujourd’hui ? À quelles conditions peut-elle encore l’être ? Pierre Manent lors de cette conférence plonge dans l’histoire, la tradition philosophique et l’analyse de notre modernité pour formuler des éléments de réponse.
Pierre Manent débute par un constat : notre époque est indifférente à la religion catholique. La déchristianisation est un état de fait avéré et l’on envisage même la disparition du christianisme. L’Église semble prendre acte de cette indifférence : souvent, elle ne se montre « pas très sûre de son droit de prendre la parole dans l’espace public ». Or pour vivre à la façon des hommes, il faut joindre une parole aux actes, rendre raison de ses actions. Cette obligation a été dégagée par les Grecs avec leur conception de « l’homme animal politique et rationnel. »
En réalité toutefois, c’est l’ensemble des institutions traditionnelles (famille, université, nation) qui n’est plus sûr de « son droit d’être et d’agir ». L’individualisme qui caractérise la modernité dissout les formes particulières de vie commune qu’incarnent ces institutions. Mais l’individualisme n’explique pas, à lui seul, l’indifférence à la parole chrétienne. L’expérience politique européenne est marquée en outre par un « traumatisme fondateur » : les guerres de Religion. Pour sortir de la violence déchaînée par les conflits de foi, l’Europe a décidé d’exclure la parole religieuse de la délibération publique.
Dès ses origines, la parole chrétienne s’est démarquée par son indépendance à l’égard de tout groupe humain : elle n’était ni la religion d’une cité comme le paganisme, ni celle d’un peuple comme le judaïsme. Le désaccord religieux que déclenche la Réforme pousse les nations occidentales à bannir de l’ordre politique cette parole chrétienne, toujours extérieure à la cité mais devenue alors source de conflits mortels. La décision de bannir les opinions religieuses du champ politique entraîne un rejet plus large des opinions incarnées dans d’autres formes sociales.
Apparaît alors un « plan du pouvoir sans opinion » ; c’est l’État que l’on dira plus tard laïc. Il est sans opinion religieuse, indifférent aux religions ; il peut donc imposer aux uns et aux autres de se respecter. Pour « l’État sans opinion », la défense de la famille traditionnelle semble par exemple un « attentat contre la laïcité familiale ». Les normes sociales héritées sont dissoutes par la suprématie de l’opinion individuelle.
Or l’Église, par nature, commande aux fidèles. Elle ne se plie pas à leurs opinions individuelles, mais leur désigne la Parole de Dieu comme objet suprêmement digne de leur attention. En dirigeant ainsi leur attention, elle les rend capable de recevoir la grâce. La parole de l’Église comporte un appel à l’attention et une invitation à l’obéissance. Cette « forme commandante » de l’Église s’oppose au courant de l’individualisme moderne : « le commandement semble chose trop grossière ; le bien et la vérité sont choses trop précieuses et trop nobles pour qu’on les soumette à un commandement », pense l’individu contemporain. Aujourd’hui, on ne comprend l’acte libre que comme spontané ; or, s’il est commandé, il ne sera pas spontané.
L’indifférence méfiante qui accueille la parole de l’Église ne doit pas la pousser à l’édulcorer. « Toute parole chrétienne est distincte, spécifique ; elle introduit une différence ». « L’Église ne peut pas s’adresser au monde comme si elle n’avait rien dans ce monde qui lui soit propre ». C’est une vaine échappatoire que de vouloir surmonter les défaillances de l’Église en les soumettant à l’adhésion d’une opinion souvent malveillante. Afin de diriger l’attention des hommes vers l’essentiel, l’Église doit notamment éviter de disperser sa parole, en ne faisant que renchérir sur des thèmes sociaux, politiques ou environnementaux.
Ainsi, l’Église semble menacée d’une déchirure : se fondre dans une société qui fuit ce qui rappelle le christianisme ou répondre à l’appel d’une sécession catholique, ce qu’a toujours refusé l’Église car elle s’adresse à tous.
Elle doit accepter de se situer en-dehors du registre de la communication, au profit de la communion. L’Église, qui rappelle à l’homme un péché originel dont seul le Christ peut le délivrer, ne sera jamais bonne communicante. « Ne nous leurrons pas, ces vérités n’ont jamais été aisées à entendre ». Au rebours de la flatterie démocratique, l’Église peut et doit transmettre la Parole de Dieu avec espérance et charité.
Découvrez les extraits de la conférence de Pierre Manent :
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